51
Courir comme du gibier affolé en direction de l’île qu’elle n’avait aucune chance d’atteindre, être abattue par des flèches qui se planteraient dans le dos d’une fuyarde, c’était indigne d’une reine.
Aussi Ahotep fit-elle face aux Hyksos.
— C’est elle, cria Gueulard, c’est bien elle, la Reine Liberté !
Elle le regarda avec un tel mépris que le délateur, inquiet, se cacha derrière un soldat.
Quand ils virent cette souveraine belle et sereine avancer dans leur direction, les Hyksos reculèrent. Cette assurance ne dissimulait-elle pas quelque maléfice contre lequel leurs épées seraient impuissantes ?
— Elle n’a pas d’arme, éructa Gueulard, et ce n’est qu’une femme ! Emparez-vous d’elle !
Les soldats se reprirent. Une pareille capture leur vaudrait une fabuleuse récompense.
Alors qu’ils ne se trouvaient plus qu’à quelques pas de leur proie, un dauphin effectua un bond gracieux et s’approcha de la langue de terre.
Dans son regard, un appel.
Ahotep plongea.
— Rattrapez-la, mais rattrapez-la donc ! hurla Gueulard.
Comme les soldats hyksos n’osaient pas se jeter à l’eau à cause du poids de leur cuirasse, le traître se rua seul à la poursuite de la reine.
D’un mouvement d’une suprême élégance, le dauphin lui déchira le visage avec la nageoire tranchante implantée sur son dos, grâce à laquelle il fendait le ventre fragile des crocodiles.
Au moment où les Hyksos lançaient épées et poignards, la reine s’accrocha au dauphin, qui l’entraîna vers le sud.
Sans guide, les soldats de l’empereur ne sortiraient pas vivants de la forêt de papyrus.
Surnommé « disque solaire », le roi des poissons rabattait des pêches miraculeuses dans les filets des pêcheurs devenus ses amis. Il emmena sa protégée jusqu’à l’endroit où l’attendaient les deux rameurs égyptiens.
Comme l’épouse d’Apophis qu’elle avait fait assassiner par la dame Abéria, la nouvelle impératrice Yima détestait l’art égyptien et, plus particulièrement, la poterie. Aussi n’admettait-elle dans la capitale que des jarres hyksos ovoïdes de type cananéen, avec une bouche étroite et deux poignées. Avaris en recevait chaque année plus de huit mille. Couvertes d’une glaçure rose clair, les plus belles étaient réservées à l’aristocratie militaire.
Malgré l’interdiction formelle de fabriquer des poteries traditionnelles, un vieil artisan avait osé utiliser son tour. Dénoncé par l’épouse d’un officier syrien, il venait d’être étranglé par Abéria devant ses collègues.
Devenus des esclaves, ils comprirent que le même sort leur serait bientôt infligé.
— Réunion demain matin chez le boiteux, annonça le fils de la victime.
Dans la plupart des villas hyksos où les potiers étaient réduits à l’état de valetaille, il ne restait plus que les épouses et les enfants des officiers enfermés dans la citadelle ou partis guerroyer en Asie. « Se réunir chez le boiteux », le père du magasinier Arek qui s’était suicidé pour échapper à la torture, avait une signification précise : ne plus accepter aucune humiliation et se débarrasser des tortionnaires.
Dès le lendemain, l’impératrice rassembla de nouveau les ex-potiers sur une petite place d’Avaris. Derrière elle, la dame Abéria et des policiers.
— Vous n’avez pas retenu la leçon, pouilleux et têtus que vous êtes ! Qui a été assez fou pour déposer une poterie à l’ancienne devant la demeure du révolté exécuté hier ? Si le coupable ne se dénonce pas, vous mourrez tous !
Enivrée par sa toute-puissance, Yima exultait. Après ceux-là, elle supprimerait d’autres artisans.
— C’est moi, avoua le fils du vieillard.
— Avance !
Tête basse, hésitant, le délinquant obéit.
— Tu connais le sort qui t’est réservé.
— Pitié, Majesté !
— Bande de lâches, vous m’écœurez ! Vous croyez que votre Reine Liberté va vous délivrer ?
Eh bien, vous vous trompez ! Les renforts ne tarderont plus à arriver, elle sera faite prisonnière, et je la torturerai de mes propres mains !
Le potier se traîna aux pieds de l’impératrice.
— Je regrette, pitié !
Yima cracha sur le condamné.
— Toi et tes complices, vous n’êtes que des sous-hommes.
Se relevant avec vivacité, le potier trancha la gorge de l’impératrice avec le morceau de verre dissimulé dans sa main droite.
Pour lui permettre d’achever Yima dont le sang maculait déjà le haut de la robe, ses collègues se ruèrent sur les gardes. Surpris par la révolte de ceux qu’ils considéraient comme des moutons incapables de combattre, ils tardèrent à réagir. N’ayant plus rien à perdre, les artisans frappaient et frappaient encore.
Sous l’impulsion de la dame Abéria, la police reprit le dessus et passa aussitôt l’ensemble des insurgés au fil de l’épée.
— Tu as l’air aussi stupide morte que vivante, dit Abéria sur le cadavre de l’impératrice Yima.
Dès le retour de la reine Ahotep, Emheb avait confié un message à Filou pour qu’il prévienne le pharaon Amosé. La légende de la Reine Liberté, acclamée par ses soldats, s’enrichissait d’un nouveau chapitre.
— Les Âmes des ancêtres nous protègent, déclara-t-elle. Désormais, Amosé s’inscrit dans leur lignée. Pour que vous n’en doutiez pas et que l’empereur Khamoudi soit informé du châtiment qui l’accablera, approchons-nous de la citadelle.
Le gouverneur Emheb pâlit.
— Majesté… Que comptez-vous faire exactement ?
— Qu’on dresse une estrade.
Des soldats du génie exécutèrent l’ordre, mais la reine ne parut pas satisfaite.
— Déplacez-la et installez-la plus près de la citadelle.
— Impossible, Majesté, vous seriez à portée de tir !
— Khamoudi doit entendre clairement ce que j’ai à lui dire.
Pour éviter de creuser une nouvelle fosse dans le cimetière étroit et surpeuplé du palais, Khamoudi fit rouvrir celle où était inhumée l’impératrice Tany. Sur son cadavre fut jeté celui de Yima, dans sa robe tachée de sang. Puis on les recouvrit de terre.
Certes, cette hystérique avait bien aidé Khamoudi qui appréciait les jeux pervers dont elle était une instigatrice avertie. Mais aujourd’hui, en tant que chef suprême des Hyksos, il n’était pas mécontent d’en être débarrassé. Une centaine d’artisans seraient décapités en guise de représailles, et la dame Abéria ne quitterait plus l’empereur afin d’assurer sa sécurité.
— Seigneur, les Égyptiens vont tenter de prendre d’assaut la citadelle ! l’avertit un officier.
Khamoudi grimpa quatre à quatre l’escalier montant à la plus haute tour.
Certes, les assaillants s’étaient rassemblés, mais à bonne distance des remparts.
Faisait exception Ahotep, debout sur une estrade.
La reine brandit la baguette en cornaline.
— Regarde, Khamoudi, regarde bien la déesse cobra de Bouto coiffée de la double couronne ! Tu veux l’ignorer, mais ton règne est déjà terminé. S’il te reste un peu d’intelligence, rends-toi et implore la clémence du pharaon Amosé. Sinon, la colère de l’œil de Râ t’anéantira.
— Un arc ! exigea l’empereur, fou furieux.
Ahotep ne quitta pas des yeux le tueur qui la visait.
— Majesté, reculez ! supplia le gouverneur Emheb.
La reine continuait à brandir la baguette en cornaline.
À l’instant où son arc était tendu au maximum, le bois se fendit et l’arme explosa.
À présent, les Hyksos comme les Égyptiens savaient que l’œil de Râ protégeait Ahotep et le pharaon.